A 68 ans, Jean-René Bernaudeau est un indéboulonnable du peloton. Malgré un statut de Pro Team « peu confortable », le Vendéen continue de développer le Team TotalEnergies et espère toujours briller sur le Tour de France. World Tour, Tour de France, Pogacar, gaz carbonique, cyclisme amateur et transmission : entretien fleuve avec un passionné de vélo.
A l’aube de sa 26e saison dans le peloton professionnel, Jean-René Bernaudeau n’a pas perdu son franc-parler. Accessible et ouvert, le Vendéen n’a pas hésité pour nous accorder un entretien. Entre deux rendez-vous et en pleine semaine d’avant Vendée Globe, le directeur de la formation TotalEnergies s’est livré pendant plus de 30 minutes sur son équipe et le cyclisme actuel, dont il se sent de plus en plus éloigné. Mais sans perdre son enthousiasme et sa passion.
Votre saison a été contrastée avec un début de saison difficile, quelques belles performances sur des classiques puis un Tour réussi. Comment jugez-vous cette saison 2024 ?
Elle est bien meilleure que l’année dernière. On doit rester humble, le haut niveau c’est fragile. C’est une belle saison qui a montré nos valeurs dans un milieu qui cherche ses marques.
Pourtant en termes de points UCI, vous faites moins bien que l’an passé…
Ah les points ! Non, nous on ne regarde pas les points. La victoire de Turgis, elle vaut tous les points que vous voulez.
Justement, vous êtes une Pro Team, une des 3 voire 4 qui tutoient le World Tour. Est-ce que le World Tour est un objectif pour vous ?
Absolument pas. C’est un règlement qui crée une hiérarchie liée aux points UCI. A partir de ce règlement, il faut savoir ce que l’on est capable de faire. Nous on le sait, on a subi ce changement de règlement qui impose que l’on comptabilise les points des 20 meilleurs coureurs de chaque équipe. Forcément, les équipes avec 30 coureurs plus une dévo qui les remplace quand il y a un pépin, ont mathématiquement plus de chance. C’est une course qu’on a perdu d’avance.
« Est-ce que le World Tour ne s’oriente pas vers un circuit fermé avec 18 équipes ? »
Vous dites que le World Tour n’est pas un objectif…
Non, ce n’est pas un objectif, c’est une conséquence. C’est le leitmotiv quand je rassemble mes gars : le classement est une conséquence de notre rendement, donc ça vient après. Quand on veut cultiver la victoire, il faut prendre le risque de perdre pour gagner. Si dans son subconscient on pense aux points, alors on assure, et si on assure, il n’y a plus de saveur. C’est un sujet compliqué, cette course aux points, et on voit bien que le système a montré ses limites.
Avec ce système, vous êtes entre la 19e et la 21e place. N’est-ce pas frustrant de ne pas être plus haut ?
Ce n’est pas frustrant, mais c’est pas confortable. Tudor et Uno-X, c’est vraiment la raison d’être du sport, que de nouveaux projets émergent et aient la possibilité d’exister. Mais est-ce que le World Tour ne s’oriente pas vers un circuit fermé avec 18 équipes ? Je pense que le Bernaudeau de 2000 n’aurait pas pu exister aujourd’hui. Ce système rassemble des organisateurs, des acteurs qui sont les équipes, et une autorité, l’UCI, qui doit régler tout ça. Et se projeter sur ce que sera notre sport dans quelques années.
Vous avez des demandes ou conseils à transmettre à l’UCI pour l’évolution du cyclisme ?
On a de la chance de voir des sports et d’autres acteurs qui font des choses à ne pas faire. On parle d’acheter des contrats, des coureurs, on a même des équipes qui ont acheté leur place en World Tour. Je ne veux pas que le mot ‘acheter’ fasse partie de notre vocabulaire. Il faut qu’on forme, qu’on recrute, qu’on développe un projet. Nous, on a un projet basé sur le sport étude de la Roche sur Yon, le Vendée U et l’équipe pro. Où est-ce que l’UCI nous place ? Est-on important pour eux ? On ne peut pas changer, on a un sponsor qui nous suit, on a des révélations avec Jeannière, Vercher, Burgaudeau, Gachignard, on a une dose de plaisir assez importante.
A vous entendre, on comprend que vous préférez gagner deux courses avec des coureurs formés au Vendée U, que gagner le Tour avec un coureur recruté à prix d’or.
J’ai la chance d’avoir un sponsor puissant, mais si demain il me demande de gagner le Tour, on pourrait en recrutant des watts et des points, mais ça n’a aucune saveur. Donc moi, je ne le ferais pas. Mon sponsor non plus. On est là pour donner du sens à ce qu’on fait, et le sport de haut niveau, il a deux axes de progression : l’attractivité et la crédibilité. Moi, aujourd’hui, je l’aime beaucoup Pogacar. Il est sympa, mais inhaler du gaz carbonique, c’est mauvais pour la réputation du cyclisme. Pour moi ce n’est pas bien. C’est quelqu’un qui crée de l’émotion, mais inhaler du gaz carbonique, c’est dramatique, je vois des enfants dans des écoles de cyclisme qui demandent si on a la machine pour ça ! C’est dramatique. L’important, c’est la crédibilité.
Comment régler cette évolution et ses problèmes ?
Je veux de la bienveillance, et je veux construire des hommes de valeur surtout. On a bien développé le pôle performance avec Maxime Robin, on a un chercheur du CNRS qui vient d’intégrer l’équipe, on investit dans le développement de notre structure. Là pendant 8 jours, tous les étudiants en sport études à La Roche sur Yon sont passés entre les mains de nos ergonomes. On cherche notre place, je pense qu’on l’a trouvée, on courbe l’échine et je pense qu’on va montrer qu’on a raison. Il faut que les gens comprennent qu’on ne fait que du sport, et que quand le sport va bien, le business vient tout seul.
Vous avez trouvé votre place avec ce projet local, avec une forte identité. Mais il ne peut exister qu’avec le Tour de France, non ?
Oui, le Tour de France est vital pour nous, c’est évident. Maintenant, le Tour de France, on ne l’a jamais abîmé. Le Tour, on l’a respecté, on l’a aimé, on l’a embelli et on l’adore. Ce ne sont pas des mots publicitaires, c’est du réel. Notre histoire est profonde et on espère ne pas être écarté d’un monde qui prend le mauvais chemin.
Pensez-vous pouvoir participer au Tour de France 2025 ?
On a fait un joli Tour en 2024, on a beaucoup de jeunes. Je pense que Mathéo Vercher a fait un magnifique Tour, on est à la hauteur. Notre équipe a toujours été au rendez-vous et en 2024, il me semble que nous sommes la meilleure équipe française. On a fait honneur au Tour de France qui nous permet d’avoir un sport magnifique, et on l’a toujours respecté. On a été acteur à chaque fois.
« Alaphilipppe m’a dit que ça ne s’est joué à rien, il a fait son choix à l’instinct. Limite à pile ou face. C’est la vie »
Vous avez de nombreux coureurs prometteurs et très intéressants qui ont fait une belle saison. Pour autant, comment construit-on un projet pour le Tour de France sans grande tête d’affiche comme Julian Alaphilippe ?
On l’a déjà fait, ça ne nous a pas toujours réussi, mais il ne faut pas que l‘on perde notre âme. Julian, on lui a fait une très belle proposition, ça s’est joué à rien, il était même malheureux d’avoir un choix aussi difficile à faire. Maintenant, il a fait ce choix, c’est la vie. C’est une équipe qui a fait un recrutement XXL, il a peut-être pris ça en compte car il ne voulait pas être tête d’affiche de notre équipe seul. Il m’a dit que ça ne s’est joué à rien, il a fait son choix à l’instinct. Limite à pile ou face. C’est la vie.
Vous avez abordé le sujet plus tôt, le cyclisme amateur est en crise. Des clubs ferment, le cyclisme devient un « sport de riche », beaucoup de parents ont peur que leur enfant fasse du vélo : les problèmes s’accumulent. Avez-vous des propositions ?
J’ai la chance de vivre dans un département qui me soutient, et nous avons beaucoup de projets pour les minimes et cadets. Des choses très simples à faire qui nécessitent du bons sens du département Vendée. On va le faire : prêts de vélos, courses en circuit fermé. Ensuite, il faut que le secteur pro se rende compte qu’il n’est pas malheureux. Pourtant, lors de la signature d’un contrat pro, certains clubs n’ont pas un coup de fil. Un club qui a fait les efforts pour former le jeune, qui a investi beaucoup, n’a pas un coup de fil, n’est pas sur la photo. Il n’y a rien.
On abime le bénévolat et on détruit la pyramide. En Vendée ce n’est pas le cas car on se parle. Quand on signe un contrat pro, c’est un événement. Mais pas pour tout le monde. Souvent, ce sont des agents qui gèrent tout, dès le niveau junior. Moi, je combats ce système-là. Dans mon équipe il y a plus de la moitié des coureurs qui n’ont pas d’agent. Il n’y a plus d’autres équipes comme ça. On les conseille, on répond à leurs questions, nos portes sont ouvertes, on peut discuter sans souci. Pas besoin d’agent pour discuter de ça.
Donc il faut mettre en place des projets simples, mais pour le coût du sport ?
Le vélo coûte cher, ça c’est acquis. Et en plus de ça, les jeunes de 12 à 16 ans ont des croissances qui peuvent leur faire prendre 10 cm dans l’année. Donc le vélo, les chaussures, c’est trop petit. Donc il y a un modèle économique à créer. On a lancé le prêt de vélo, et on va faire de la pédagogie. Les mercredis d’hiver, quand il pleut, on va faire des ateliers, pour apprendre à entretenir son vélo. Faire des choses classiques.
« Comment faire pour gérer un parc de vélo avec des gamins qui prennent jusqu’à 10 cm par an ? »
Sur le point de vue financier, vous avez une bonne solution pour les jeunes, mais qu’en est-il des clubs ?
On peut parler de l’indemnité de formation effectivement, mais elle ne va pas aider les petits clubs, seulement les gros. A une époque, j’avais parlé d’une indemnité pour le dernier et le premier club formateur, avec l’obligation pour les représentants de venir sur la photo. Pour fêter ce moment avec le gamin qui vient de passer pro. Ce n’est pas une solution, mais ça fait partie du respect du bénévolat. Mais ensuite, comment faire pour gérer un parc de vélo avec des gamins qui prennent jusqu’à 10 cm par an ? J’ai un fils qui a un magasin de vélo, et qui dit aux parents : ‘achetez lui un vélo d’occasion parce que dans 6 mois votre gamin aura grandi et le vélo sera trop petit, et puis je vous le reprends au même prix’. On est dans cette démarche-là.
Vous êtes propriétaire de votre structure depuis 2000, vous avez 68 ans, et la question de la transmission se pose. Où en êtes-vous ?
Aujourd’hui, la structure a grossi, on l’a bien étoffée avec le pôle performance, que Benoît Genauzeau a développé. Benoit a pris de plus en plus de responsabilités, donc chaque tâche qu’il prend pour lui, c’est une responsabilité en moins pour moi. J’aimerais continuer jusqu’à pouvoir transmettre complètement mon équipe. Mais aujourd’hui je ne suis pas usé, j’ai plein de projets et d’idées, je suis bien épaulé par mon département, donc il n’y a pas le feu pour transmettre.
Vous avez des candidats pour prendre votre place ?
Je ne parle pas de candidats, car ça ne se vend pas, ça se transmets. Je ne cherche pas à vendre. J’ai déjà eu des propositions de rachat, mais j’ai coupé court aux discussions.
Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai eu une offre de quelqu’un d’extérieur, qui ne fait pas partie de l’entreprise. Mais ce n’est pas mon esprit et la philosophie de ce que j’ai construit depuis 25 ans. J’ai beaucoup d’hommes dans l’équipe dont je suis proche, qui sont fidèles. Peut-être qu’ils seront deux à me remplacer, c’est peut-être ce qu’il y a de mieux. En tout cas Benoît Genauzeau est bien placé.
Et Thomas Voeckler ?
Thomas c’est autre chose. Il représente tellement pour cette équipe, c’est notre emblème, c’est quelqu’un qui coche beaucoup de cases évidemment, mais rien n’est fait du tout.
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