Salariat, cotisations patronales, taux d’imposition : avec un régime social et fiscal propre à la France, les dirigeants des équipes cyclistes françaises dénoncent une concurrence déloyale de la part d’autres équipes étrangères. Mythe ou réalité ? Analyse.
« On n’est pas sur le même pied d’égalité en raison du modèle social. On emploie tout le monde comme salariés, ce qui entraîne 40 à 42% de charges patronales, puis 21% de charges salariales. Forcément, cela crée des différences avec certaines équipes étrangères qui payent leurs coureurs en indépendants. C’est la spécificité du modèle français et on ne peut rien y faire ». Ce constat de Vincent Lavenu dans nos colonnes en début d’année est limpide, et il est partagé par Cédric Vasseur ou encore de Marc Madiot, qui ne disaient pas autre chose fin 2023. Emmanuel Hubert s’est aussi fendu d’une nouvelle déclaration dans ce sens samedi dernier. Tous dénoncent l’inégalité du système avec les autres équipes étrangères. D’après eux, les équipes françaises souffrent d’un important désavantage concurrentiel face aux équipes étrangères, qui ne combattent pas avec les mêmes armes ni les mêmes moyens. Alors on s’est posé la question : le régime fiscal français est-il si désavantageux pour les équipes françaises ?
C’est un vieux serpent de mer : la France serait championne du monde des impôts. Ce qui impacterait la compétitivité des entreprises françaises, et donc des équipes de sport au sens large, qui évoluent dans un marché mondialisé. Ce problème dépasse largement la sphère cycliste, et en 2004 déjà, le Sénat s’était penché sur la question dans un rapport d’information intitulé « quels arbitrages pour le football professionnel français ? ». En se penchant sur le cas du ballon rond, le Sénat trouvait « intéressant de se centrer sur la question globale de la singularité française en matière de prélèvements obligatoires. Elle est celle de la compétitivité fiscale de l’’espace économique en France’, mais aussi des phénomènes de concurrence fiscale en Europe ». Dans ce rapport, le Sénat avait tenté d’estimer le coût total pour un club du versement du salaire d’un joueur après impôts sur le revenu et cotisations sociales. Le tableau ci-dessous calcule les coûts pour verser un revenu net d’1,8 M€ par an, pour un « joueur au statut international », en 2004.
Le coût d’un joueur international serait donc 1,5x plus important en France que dans les autres pays européens. Le Sénat précise que cette différence est moins importante pour un joueur avec un revenu moins élevé, et s’élèverait à environ 30%.
Les équipes françaises dépenses 1,5 fois plus qu’une équipe étrangère pour verser le même salaire net
Cette analyse propre au football peut parfaitement être transposée au cyclisme, puisque les systèmes fiscaux n’ont pas foncièrement changé et que les salaires actuels des cyclistes sont probablement dans le même ordre de grandeur que ceux des footballeurs de 2003. Mais en plus de systèmes fiscaux et sociaux perçus comme désavantageux, certaines équipes étrangères vont plus loin. Elles ne salarient pas leurs coureurs mais les recrutent en indépendants. Cela signifie que les coureurs ont leur propre société, facturant leur employeur qui s’acquittent du montant de la facture sans avoir à ajouter de cotisations sociales ou patronales. C’est le cas notamment d’Ineos Grenadiers, UAE Emirates Team ou encore Red Bull-Bora-Hansgrohe. Le patron de l’équipe allemande nous l’expliquait en juillet dernier : « Lorsque nous sommes passés en World Tour en 2016, nous avons contacté les autorités allemandes et autrichiennes. Les Autrichiens ont été plus directs et nous ont proposé de payer nos coureurs comme auto-entrepreneurs. La justification qu’ils nous ont apporté, c’est que les coureurs ne mobilisent pas de site d’entraînement spécifique, ils ne vivent pas en Autriche, donc on a eu cette option. Mais bien sûr, ils ne disposent d’aucune sécurité sociale ou d’assurance retraite ». Un élément loin d’être anodin, nous le verrons par la suite.
Mais concrètement, ces différences de système de rémunération et d’imposition ont un impact assez significatif sur les budgets des équipes cyclistes professionnelles. Si l’on prend un budget de départ de 25 M€, qui correspond plus ou moins au budget médian des équipes World Tour en 2024, on se rend compte qu’il existe des différences majeures entre une équipe française comme Decathlon-AG2R La Mondiale ou une équipe comme Red Bull-Bora-Hansgrohe. Voyez plutôt les résultats :
Si l’on résume, à budget et à masse salariale égaux, les équipes françaises peuvent verser en moyenne 207 000 € de salaire annuel net par coureur, soit 106 000 € de moins qu’une équipe étrangère comme Red Bull-Bora-Hansgrohe. Autrement dit, les équipes françaises doivent verser 1,5 fois plus d’argent pour offrir les mêmes salaires nets qu’une équipe comme Red Bull-Bora. Une différence énorme qui va dans le sens du constat de Vincent Lavenu : « Les équipes françaises ne peuvent pas se permettre de payer des coureurs comme Pogacar, Vingegaard ou Van der Poel, mais c’est comme ça ». En tout cas en apparence.
Le contre-exemple des équipes belges
Car ce constat doit être nuancé. D’une part, toutes les équipes étrangères ne fonctionnent pas comme Red Bull-Bora ou Ineos. Les équipes belges, notamment, au nombre de 3 en World Tour et bientôt 4 avec Lotto-Dstny, salarient également leurs coureurs. « Tous nous coureurs sont salariés, et concrètement, le système de cotisations patronales et sociales est très semblable au système français », nous expliquait Stéphane Heulot, directeur de la Pro Team belge, à l’arrivée de Paris-Tours, évoquant même un « faux complexe » de la part de ses homologues français. Effectivement, les chiffres semblent donner raison à l’ancien de Saur-Sojasun, puisque d’après une étude d’EY sur la fiscalité européenne, le taux de charges (cotisations patronales, impôt sur le revenu et TVA) pour un employeur français serait de 54,5%, contre 53,5% pour un employeur belge. Une différence minime qui contredit l’argument de Lavenu, comme quoi une équipe française ne peut pas se permettre de payer des stars.
Or, le dernier cité, Mathieu Van der Poel, est toujours lié depuis ses débuts à Alpecin-Deceuninck, équipe… belge. Ici, c’est un mécanisme propre au cyclisme qui rentre en compte : le versement du salaire via le sponsor et non l’équipe. « Ce n’est un secret pour personne que les fabricants de vélos Specialized ont payé la majeure partie du salaire de Peter Sagan, estimé à 5 M€ en 2021. Pour autant, il n’est pas certain que les revenus de Peter Sagan soient inclus dans le budget de l’équipe Bora-Hansgrohe, qui s’élèverait à 18 M€ selon les on-dits », explique Daam Van Reeth dans son article Les finances des équipes cyclistes professionnelles (2024). Un levier que pourrait a priori activer un sponsor comme Decathlon pour s’associer de façon plus forte encore à l’image d’un coureur phare du peloton. Groupama ou FDJ auraient pu s’en inspirer pour retenir Lenny Martinez, débauché par Bahrain Victorious avec un véritable pont d’or.
Le régime social est un atout pour les équipes cyclistes françaises
Enfin, les avantages de protection sociale semblent être attractifs pour les coureurs. Certains agents contactés évoquent l’impact important du régime social dans les négociations des contrats pour les coureurs. Un argument qu’avançait déjà Marc Madiot pour L’Equipe en 2017 : « on offre une bien meilleure sécurité de l'emploi. Chez nous, quand on est blessé ou malade, on continue à percevoir son salaire. Ce n'est pas toujours le cas ailleurs. »
La frustration des directeurs d’équipes français est légitime, tant la différence de régime fiscal et social peut être importante avec certaines équipes étrangères. Néanmoins, il reste exagéré de parler de concurrence déloyale lorsque l’on compare avec les équipes belges, au système tout à fait semblable, et qui emploient pourtant des stars comme Mathieu Van der Poel ou Remco Evenepoel. Des leviers existent pour contrer ces différences et le modèle de protection sociale français est attractif pour certains coureurs. Charge aux équipes françaises de s’en inspirer pour se remettre « sur un même pied d’égalité », comme le disait Lavenu.
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